Entretien de Christophe GRUDLER Député européen par Bastien GIRARD

Par la lecture d’entretiens inédits, 3i3s vous propose de rencontrer les hommes et les femmes qui font la politique spatiale européenne et internationale. Les opinions qui y sont exprimées n’engagent que leur auteur et ne sauraient refléter la position de 3i3s.

Ce premier entretien exclusif a été réalisé le 20 janvier avec Christophe Grudler, député européen MoDem/Renaissance, éditeur, journaliste et historien de formation.

Vous êtes député européen du groupe Renew Europe depuis Juillet 2019, shadow rapporteur de votre groupe pour la future stratégie industrielle et le programme spatial de l’Union européenne. Qu’est-ce qui vous a amené personnellement à vous consacrer au spatial ? Qu’est-ce qui motive un député européen à prendre un tel cap ?

Christophe Grudler — C’est bien par choix que je suis arrivé sur le spatial. Vous savez qu’il y a parfois des députés à qui on demande de s’occuper de sujets. Non, là, c’est vraiment par choix personnel. On peut revenir aux rêves d’enfant. Depuis enfant, j’aime regarder les étoiles, en été ou en hiver, me projeter. J’ai toujours eu cette appétence pour le spatial à partir de l’observation du ciel, personnelle, à l’œil nu, sans lunette. Cela étant, j’ai découvert tout le coté innovant du domaine. Je trouve que le spatial est vraiment un large domaine d’innovation pour l’avenir. Et puis, une partie de l’avenir de la Terre se joue dans l’espace. Cela me paraissait ainsi très important de m’y impliquer au niveau du Parlement européen. D’autant plus que je suis issu d’une ville industrielle, la ville de Belfort, qui a une tradition de plus de cent cinquante ans d’industrie. C’est l’énergie surtout, mais aussi le ferroviaire, l’automobile. On a tout cela chez nous. M’occuper de l’industrie de l’espace correspondait parfaitement à mon mandat de vice-coordinateur du groupe Renew pour la commission ITRE – Industrie, Recherche et Énergie – à laquelle dépend le programme spatial.

Le 16 décembre 2020, le Parlement européen et le Conseil sont parvenus à un accord politique provisoire sur le règlement pour le programme spatial de l’Union européenne, en parallèle de difficiles négociations sur le cadre financier pluriannuel, le plan de relance et la nouvelle relation de l’Union avec le Royaume-Uni. Quels ont été les principaux enjeux de ces négociations pour le spatial européen ? Avez-vous des satisfactions ou regrets sur leur issue ?

Il ne fallait pas que l’Europe loupe le créneau du programme spatial 2021-2027. Je vais reprendre une parabole spatiale : il y avait une fenêtre de tir, il fallait être dedans et on y est allé. J’en suis très heureux parce que ce n’était pas évident. On partait de très loin. Si l’on n’affichait pas d’ambition spatiale européenne entre 2021 et 2027, c’était fini. On aurait été complètement dépassé par les Chinois et par les Américains. On aurait pu dépendre totalement des autres. Ce qui pour moi est majeur : le programme spatial est un élément de l’autonomie stratégique européenne. On a notre destin entre nos mains grâce à l’espace. Si on dépend du GPS américain ou d’autres programmes, on dépend des autres ; on n’est plus une puissance mondiale. L’Europe n’est pas une puissance à vocation hégémonique, à dominer tout le monde, mais à vocation à exister par elle-même et à respecter ses partenaires. C’est la première réunion de trilogue qui nous a permis d’aboutir, et ce n’était pas gagné. On s’était dit avec Massimiliano Salini, le rapporteur avec qui j’étais en trilogue : « Si la présidence allemande est trop fermée, ce n’est pas grave, on règlera le trilogue au mois de janvier sous la présidence portugaise avec laquelle on espérait mieux s’en sortir ». Finalement, la présidence allemande a été très constructive, ce qui a un peu tranché avec ce que nous avions vécu au préalable. On a réussi à trouver cet accord et à débloquer un certain nombre de blocages.

Le programme spatial est un élément de l’autonomie stratégique européenne. On a notre destin entre nos mains grâce à l’espace. — Christophe Grudler

L’essentiel était de préserver le budget. On se retrouve pratiquement avec €15 milliards sur le programme spatial européen. C’est plus que la fois d’avant, même si moins que ce que l’on espérait parce qu’on avait affiché une ambition à €16.9 milliards au Parlement – quand la Commission européenne proposait €16 milliards –. Comparé à d’autres fonds, on s’en sort bien. Je peux prendre l’exemple du fonds de la défense qui a été créé et était affiché à €13 milliards et en a reçu €8 milliards à l’arrivée. L’argent est là et on va pouvoir faire des grands programmes de développement européens autour du spatial. Dans le contenu, ce sont les nouveaux Galileo, les nouveaux Copernicus, EGNOS nouvelle génération, GovSatCom, etc. Dans le cadre de ce règlement, c’est aussi une meilleure répartition des rôles entre les acteurs spatiaux, parce qu’il y a eu des guerres assez désagréables par le passé. Je pense que l’espace est un secteur suffisamment important et stratégique pour que tous les acteurs du spatial s’entendent. Ce n’est pas une guerre d’égo et c’est tous ensemble. Si le secteur spatial se déchire, il n’y aura tout simplement plus de politique spatiale. Les gens préféreront mettre de l’argent ailleurs que dans ce domaine-là.

La grande satisfaction est d’avoir de l’argent et des programmes ambitieux. On a aussi obtenu, sur des points plus techniques, des engagements assez forts sur l’autonomie stratégique. Nous nous sommes opposés, au Parlement, à ce que la Grande-Bretagne soit partie prenante du programme spatial européen. Ce n’était pas possible ; le programme spatial européen, c’est le programme de l’Union européenne. Ce n’est pas avec les pays-tiers. Ces derniers peuvent être fournisseurs, parce qu’on a mis en place dans le règlement une disposition qui précise que les pays-tiers peuvent être fournisseurs, avec des réserves lorsqu’il y a des problèmes stratégiques. C’est l’Europe qui mène le propos.

L’autre satisfaction que l’on a eue dans le cadre de ces négociations avec la Commission européenne et la présidence du Conseil est qu’on a réussi à ce qu’il n’y ait pas de date de fin. La présidence allemande voulait absolument mettre une date de fin au programme, au 31 décembre 2027. C’était, pour parler sans langue de bois, une énorme bêtise. On va mettre de l’argent public dans le spatial. Pour aller au-delà, on va essayer d’attirer les investisseurs privés et on dirait : « Mettez de l’argent en 2025 mais au 31 décembre 2027, on ne peut pas vous garantir que l’argent que vous avez placé existera encore ? ». Si vous voulez attirer du privé dans les affaires spatiales, il faut qu’ils aient une vision de long terme. Donc, on a réussi à supprimer la date de fin ; nous pourrons encore engager en 2029 des crédits du programme spatial 2021-2027. Avec la précédente monture, s’il restait €1 milliard au 1er janvier 2028, il était perdu. On était très heureux d’avoir pu remporter ces petites victoires au profit du programme spatial européen.

Ce n’est pas une guerre d’égo et c’est tous ensemble. Si le secteur spatial se déchire, il n’y aura tout simplement plus de politique spatiale. — Christophe Grudler

À côté, les regrets sont minimes par rapport à la satisfaction. Le regret est purement technique. On aurait souhaité des actes délégués vis-à-vis de la Commission européenne. La Commission s’y est opposée. Les actes délégués sont ce qui permet au Parlement de contrôler très fortement la Commission européenne. La Commission a opposé des arguments juridiques. Je crois qu’il faudra mandater des experts pour le prochain programme. La Commission est spécialiste de la technique, du juridique et de l’administratif. Quand elle nous dit que juridiquement, ce n’est pas possible, nous n’avons pas une armée de juristes derrière nous pour lui dire le contraire. Je pense que la prochaine fois, on va y mêler nos experts pour voir ce qu’il en est. L’acte délégué n’était pas possible donc on n’a pas un contrôle permanent au Parlement. Toutefois, la Commission s’est engagée – c’est un point positif – à nous informer au préalable de tout ce qui est fait. Si jamais il y avait un problème majeur, on peut toujours monter au feu, au niveau parlementaire. C’est purement sur ces aspects juridiques qu’on peut avoir des critiques vis-à-vis de la Commission européenne, parce que sur le reste, elle a une vraie volonté de s’engager dans l’espace. La nouvelle direction-générale DEFIS – Industrie de la défense et espace – est un grand progrès parce que le spatial a maintenant une reconnaissance totale dans l’organigramme.

Dans un article à Ouest France,[1] vous appeliez à ne pas copier les Américains ou les Chinois, ne pas être suiveur, mais jouer le coup d’après. Qu’entendiez-vous par là ? Y a-t-il un modèle de politique spatiale européenne qui distinguerait l’Europe d’autres continents ?

C’est le problème de toute industrie que j’évoque là. Soit on s’obstine à vouloir suivre les autres et on a dix ans de retard, soit on a vocation à être précurseur. Dans l’histoire du monde, je ne pense pas que l’Europe soit un continent qui suive les autres avec dix ans de retard. J’ai plutôt l’impression, en regardant les grandes inventions qui ont fait le monde, qu’elles sont venues en grande majorité de l’Europe. Il faut continuer à avoir cet esprit des générations qui nous ont précédées et ne pas sans arrêt être dans le complexe européen. Le complexe de dire : « Bah non, ce sont les Américains, ce sont les Chinois ». Nous pouvons avoir des idées et des initiatives. Copernicus est un très bon exemple. Aujourd’hui, avec des satellites d’observation de la Terre pour Copernicus, spécialement dédiés à la surveillance des émissions de carbone sur Terre, c’est complètement innovant. On a le Green Deal – le pacte vert – à l’horizon 2050 pour protéger la planète et pour la neutralité carbone. Avec ce satellite, on va pouvoir mesurer les dégagements de CO2 à origine humaine partout sur Terre. Copernicus est le meilleur réseau d’observation de la Terre qui existe. Les Américains sont les premiers utilisateurs de Copernicus parce qu’ils n’ont pas l’équivalent. Parce qu’en plus du CO2, il y a les aspects des catastrophes naturelles, des cyclones, etc. On capte des images de haute définition et en temps quasi réel avec des systèmes d’urgence sur Copernicus. C’est un bel exemple de l’Europe précurseur.

Il faut continuer à avoir cet esprit des générations qui nous ont précédées et ne pas sans arrêt être dans le complexe européen. — Christophe Grudler

[1] https://www.ouest-france.fr/sciences/espace/point-de-vue-pour-une-constellation-europeenne-de-satellites-quantiques-6908426

 

Pour le coup d’après, j’ai la volonté politique que l’on soit plus innovants. On peut parler des lanceurs. Thierry Breton a annoncé la semaine dernière, à la Conférence spatiale européenne, la volonté d’avoir une alliance européenne des lanceurs. C’est bien pour le coup d’après. Les États-Unis ont lancé les lanceurs réutilisables. C’était une innovation. L’Europe va-t-elle juste se contenter de lancer des lanceurs réutilisables ? Est-ce qu’il n’y a pas autre chose à imaginer ? Il faut que nos scientifiques, nos chercheurs, nos laboratoires partout en Europe inventent ce qu’il faut faire. Il ne faudra pas avoir peur d’avoir des idées disruptives. Si les équipes pouvaient y travailler via l’Europe, ce serait absolument fantastique. Le coup d’après peut être également le grand projet que j’appelle de mes vœux, la constellation quantique. L’Europe est le continent le plus évolué au monde dans les communications quantiques. Être capable d’avoir des clés de cryptage. Être capable de faire des choses que d’autres continents ne savent pas faire. Les projets de constellations de communications américaines ne fonctionnent pas actuellement avec de la technologie quantique. Si l’on dit que l’on va faire une constellation de satellites européens sur lesquels il y aura de la communication cryptée, quantique, qui n’existe pas ailleurs, pour tous les gouvernements, pour tous les services de secours, pour toutes les armées et pour tout le monde, et qu’à côté, on fait de l’internet grand public avec de la bande passante large qui permette de ne plus avoir une seule zone blanche dans l’Union européenne et qui donne un accès à internet et ses applications à tout le monde, on sera évidemment dans le coup d’après.

Le coup d’après peut être également le grand projet que j’appelle de mes vœux, la constellation quantique. L’Europe est le continent le plus évolué au monde dans les communications quantiques. — Christophe Grudler

Tout le monde voudra ensuite faire sa propre constellation quantique. Il faut pouvoir innover. On a des moyens pour ça, publics et privés, car on n’y arrivera pas uniquement avec l’argent de l’Union européenne. La constellation quantique sera aussi un partenariat public-privé. Il faut aussi intéresser les privés pour décupler nos forces. Il y a des investisseurs très intéressés par le domaine des télécommunications satellites parce que cela représente de la production. On a quand même près de quarante mille emplois dans l’Union européenne qui dépendent directement du spatial, dont une bonne partie en France. Cela me semble extrêmement important d’avoir des projets. Je crois franchement qu’on a le coup d’après avec cette constellation.

 

Dans son dossier « L’Europe par-delà le Covid »,[1] le secrétaire d’État aux affaires européennes Clément Beaune appelait à « proclamer que le premier homme sur Mars sera européen » pour que l’ambition et le rêve soient aussi l’apanage de l’Europe. Aimeriez-vous que l’Union européenne s’engage plus dans l’exploration spatiale, robotique et habitée ? Quels seraient les freins ou les atouts de l’Europe dans cette voie ?

[1] https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/leurope_par_dela_le_covid19.pdf

Je pense que d’un point de vue symbolique, ce serait extrêmement important si l’Europe pouvait effectivement faire arriver la première femme sur Mars. Pourquoi un premier homme ? Au nom de la parité des genres que nous développons au Parlement européen, cela pourrait être bien aussi que ce soit une femme qui pose en premier le pied sur Mars. Une femme européenne, si possible.

Je pense que d’un point de vue symbolique, ce serait extrêmement important si l’Europe pouvait effectivement faire arriver la première femme sur Mars. — Christophe Grudler

 Mais, j’ai quand même de petites réserves sur cet aspect de l’exploration. Il ne faut pas que l’espace soit un petit jeu fermé à quelques-uns pour se faire plaisir en dépensant beaucoup d’argent. Regardez tous les programmes spatiaux de l’Union européenne, ce sont des programmes au profit de tous les citoyens européens. Galileo est un réseau de satellites de géolocalisation qui permet aujourd’hui à plus de deux milliards d’utilisateurs dans le monde de se localiser avec le système le plus précis au monde, qui permet un suivi dans votre voiture, sur votre téléphone, etc. Tous les citoyens sont concernés. Copernicus, observation de la Terre, c’est aussi tous les citoyens. Cela permet de venir au secours de victimes de tremblements de Terre, de cyclones, de coulées de boue, et de les protéger au niveau de l’environnement, en renseignant l’état de notre continent et de la planète toute entière. EGNOS permet aux avions d’atterrir et de décoller, pour faire simple. Tout cela est au profit des citoyens européens.

Si vous êtes dans l’exploration, évidemment vous vendez du rêve. Tout le monde garde en mémoire le premier homme sur la Lune. C’était fantastique.  Mais, c’est un gouffre économique. Ce sont des milliards à investir. Est-ce qu’aujourd’hui la priorité est de faire un coup médiatique, qui va consommer beaucoup d’argent avec des retombées très faibles pour le tissu industriel ?  Je ne suis pas sûr que cela soit la priorité. C’est la cerise sur le gâteau, à partir du moment où on a été bon en production de satellites, en production de lanceurs, dans les grands programmes de géolocalisation, d’observation et de télécommunications. À partir de ce moment-là, je pense qu’on pourra se lancer sur l’exploration. À mon avis, il y a d’autres priorités avant. Il ne faut pas trop se précipiter là-dessus.

 

Vous êtes membre de la commission ITRE et vice-président de l’inter-groupe Ciel et Espace au Parlement européen. Pourriez-vous expliquer quel est le rôle du Parlement européen dans la politique spatiale européenne et à quoi servent la commission ITRE et l’intergroupe ciel-espace ?

La Commission Industrie, Recherche et Énergie a une compétence exclusive sur le programme spatial européen, même si sur la partie défense, il peut y avoir aussi des compétences dans la sous-commission défense. Tous les programmes que j’ai cités, Galileo, Copernicus, EGNOS ou GovSatCom dépendent de notre commission ITRE. Vous savez que le Parlement européen est organisé en différentes commissions thématiques. Les autres commissions peuvent nous donner un avis, une opinion, mais c’est nous qui gardons la main dessus. Tout le programme est instruit en amont par cette commission ITRE et quand il y a un accord de trilogue comme obtenu au mois de décembre, on passe en plénière. En session plénière, l’ensemble des députés vote pour ou contre le rapport présenté par la commission ITRE. Dans cette logique-là, les parlementaires s’arrangent toujours pour que les rapports ne soient pas quelque chose d’hors sol, pour un spatial bien ancré dans le sol, pour que les citoyens européens comprennent que c’est dans leur intérêt.

On a notamment un travail pédagogique en tant que parlementaire pour expliquer pourquoi c’est utile pour tout le monde. Je ne donnerai qu’un seul exemple. Autrefois, lorsqu’on parlait de spatial, les trois quarts des députés européens s’en fichaient complètement. Ils disaient que c’était toujours un truc pour la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne ou la Grande-Bretagne – à l’époque –, et que les pays de l’Est n’avaient aucun intérêt dans le spatial. Grâce au travail pédagogique et de démocratisation, le programme spatial européen intéresse tout autant les Estoniens que les Français. Pourquoi ? Copernicus dégage, de mémoire, quatorze térabits de données tous les jours. Partout en Europe, vous pouvez faire du spatial à partir des données de géolocalisation ou d’observation. En Estonie – le plus petit PIB de l’Union européenne – il suffit d’avoir une bonne connexion internet, quelques ordinateurs et un peu de savoir-faire de développement informatique pour créer sa start-up, sa PME. Vous pouvez développer des applications pour l’environnement, pour les agriculteurs ou pour les urbanistes. Vous pouvez créer des emplois liés au spatial depuis chacun des vingt-sept pays de l’Union européenne à partir des données collectées par satellite. Ce n’est plus seulement l’affaire des industriels des pays les plus développés mais c’est l’affaire de tous.

Grâce au travail pédagogique et de démocratisation, le programme spatial européen intéresse tout autant les Estoniens que les Français. — Christophe Grudler

C’est un travail de démocratisation qui a pu être fait au niveau du Parlement européen et qui efface aujourd’hui les clivages dans le spatial. Autrefois, il y avait des groupes politiques et des nationalités qui s’y opposaient en pensant que c’était donner de l’argent pour les Allemands et pour les Français. Aujourd’hui, ils disent oui au programme spatial parce que cela contribue au développement de leur pays. C’est quelque chose de transversal.  Il n’y a pas de clivage comme quoi le Parti Populaire Européen serait contre, l’Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates serait pour et Renew pour ou contre. Cela n’existe pas sur le spatial. Il y a vraiment une sorte de consensus et quand il y aura le vote en plénière sur le programme spatial européen, il y aura une majorité écrasante qui validera le travail effectué en trilogue dans le cadre de la commission ITRE. Je n’ai aucun doute là-dessus.

Enfin, notre inter-groupe Sky and Space, Ciel et espace, a pour but de renforcer les liens entre les différents groupes parlementaires. On a aussi bien des députés de gauche, de droite, des verts ou du centre. Tout le monde se retrouve là pour une défense catégorielle, ou sectorielle, de l’aéronautique et de l’espace. On croit dans cette industrie et on a envie de l’aider. Cela ne veut pas dire que l’on va faire n’importe quoi mais on va analyser les problèmes, voir comment l’avion hydrogène pourra demain se développer et dans l’espace définir un programme pour le plus grand nombre. En rassemblant dans notre inter-groupe des députés qui s’intéressent au domaine spatial, cela permet de créer des majorités.

Il y a vraiment une sorte de consensus et quand il y aura le vote en plénière sur le programme spatial européen, il y aura une majorité écrasante qui validera le travail effectué en trilogue dans le cadre de la commission ITRE. Je n’ai aucun doute là-dessus. — Christophe Grudler

Pour l’instant, c’est assez consensuel mais si demain il devait y avoir un programme spécifique voté en plus pour la constellation quantique ? Elle n’est pas financée dans le cadre du programme spatial européen – sauf €500 millions de GovSatCom qui vont être affectés aux constellations – mais par l’argent d’InvestEU, du numérique, avec des investissements privés pour avoir un budget de €4 milliards pour ce projet. Il nous faudra alors voter et avoir une majorité. Avec cet inter-groupe, on a des relais dans tous les groupes. On se coordonnera et les collègues convaincront autour d’eux d’autres députés de leur groupe de voter en faveur du rapport. Parce qu’il y a quand même, par rapport à la compréhension des gens vis-à-vis des parlements nationaux, une grande différence au Parlement européen. Il n’y a pas de vote impératif. Autrement dit, les groupes politiques ne disent pas : « Sur ce rapport, vous devez tous voter pour. Si vous votez contre, vous êtes exclus ». C’est souvent ce qui se passe dans les parlements nationaux où les députés suivent les consignes du groupe. Au Parlement européen, il y a une liberté individuelle de penser. Un groupe peut dire ce qu’il va faire et finalement ses membres peuvent voter contre ce qui était annoncé. Cela prouve qu’aller convaincre au niveau politique est très important, car les majorités peuvent tout à fait être transversales. Ce ne sont pas deux groupes qui votent mais des parlementaires de plein de groupes qui ensemble créeront une majorité parlementaire.

 

La proposition de règlement pour le programme spatial de l’Union européenne promet effectivement d’être adoptée à une très large majorité. Comment s’exprimeront les clivages ou les débats sur le projet de nouvelle constellation de satellites de télécommunications ?

Cela se fera au niveau individuel. Des sceptiques, il peut y en avoir partout. Certains se demandent pourquoi faire une constellation avec notre argent si les Américains en font déjà une. C’est comme si à l’époque du GPS, on avait dit : « Pourquoi faire du Galileo s’il y a déjà un GPS qui fonctionne bien ? Gardons le GPS ! ». L’Europe a su se lever, créer un instant comme Galileo il y a quelques années. C’est aujourd’hui une réussite mondiale. En plus, c’est un système civil, que les militaires peuvent utiliser, mais civil. Chez les Américains, c’est un système défense. Si la défense américaine décide de ne plus mettre la localisation à disposition des citoyens, il n’y en aura plus. Il faut aussi penser à cela. Avec cette nouvelle constellation, l’Europe va se lever et dire : « On veut cette constellation parce que c’est un élément important de ce qu’on appelle l’autonomie stratégique ». Si l’on veut chercher la petite bête, on pourra trouver des difficultés ici aussi au Parlement parce qu’il y a des gens qui ne croient pas du tout en l’autonomie stratégique européenne. Pourquoi être en autonomie ? Ces gens-là confondent un peu autonomie et protectionnisme. Si on veut être en autonomie, cela veut dire que l’on ne veut pas être ultra-libéraux dans un très grand marché mondial qui régulerait tout. Pourquoi fermer l’accès des pays-tiers au programme européen ? Des Chinois pourraient construire des satellites ? Ce genre de débat peut exister.

Certains se demandent pourquoi faire une constellation avec notre argent si les Américains en font déjà une. C’est comme si à l’époque du GPS, on avait dit : «Pourquoi faire du Galileo s’il y a déjà un GPS qui fonctionne bien ? ». — Christophe Grudler

Pourtant, l’autonomie stratégique est vitale. Qu’on ne se méprenne pas. L’autonomie stratégique, c’est avoir notre destin entre nos mains. C’est-à-dire dépendre de nous-mêmes et pas des autres. Cela demande un peu de charisme. En Europe, il y a quand même des pays qui ont toujours été des suiveurs, qui n’ont pas toujours été des précurseurs. Ils ne comprennent pas pourquoi on voudrait s’émanciper alors qu’on pourrait être à la remorque des uns ou des autres. Au sein des grandes nations – la nation européenne en est une –, il faut aussi la capacité d’être autonome et de respecter les autres. Je pense notamment qu’il faut continuer les programmes de recherche avec la NASA, avec les Russes et avec les Chinois. La recherche est internationale. On l’a vu aussi sur les vaccins contre le COVID-19. Si chacun reste dans son coin, on ne progresse pas. En revanche, si l’on peut mettre en réseau un certain nombre de choses. C’est le sens aussi du Centre Européen pour la Recherche Nucléaire. On peut faire progresser les choses. Pour l’espace aussi. Il va falloir convaincre un certain nombre de collègues qui ne voient pas l’intérêt de développer une politique européenne spécifique.

J’ajouterais également un dernier petit bémol. Il y a des gens qui pensent qu’il ne faut pas une politique spatiale européenne intégrée et que le spatial est seulement l’affaire des États dans un cadre intergouvernemental, avec seulement des accords entre États, et qu’il n’y a pas de compétence spatiale de l’Union européenne. Il y en a quelques-uns, plus nationalistes que d’autres, sans doute, mais c’est une grave erreur car les deux vont ensemble. Si vous voulez plus de spatial à votre niveau, il faut plus de spatial au niveau européen. Si vous voulez plus de spatial français, il faut plus de spatial européen. L’intergouvernemental n’est pas antinomique de la politique européenne intégrative. Il faut faire progresser ça dans le consensus général des acteurs du spatial.

Pensez-vous que le spatial soit encore aujourd’hui un sujet trop technique pour entrer pleinement dans le débat démocratique et être un sujet d’opinion ?

La pédagogie est indispensable à toute politique. Je suis forcément plus politique que technique, en tant que parlementaire. De temps en temps, j’aime bien fouiller les sujets pour comprendre pourquoi l’hydrogène liquide est aujourd’hui indispensable dans les fusées. Il faut s’intéresser dans le détail. J’ai eu la chance de pouvoir visiter les fabricants de satellites et les fabricants de lanceurs pour m’imprégner des sujets sur lesquels je suis amené à légiférer. C’est important qu’on parle de ça mais c’est aussi important pour le grand public. Encore une fois, le Parlement est l’Europe des peuples. Ce n’est pas l’Europe des nations, que l’on retrouve au Conseil. Comme on est élu directement par les citoyens, on doit leur rendre des comptes à eux, et pas aux États-membres. Plus on peut expliquer, de façon pédagogique, pourquoi c’est important une politique spatiale européenne, autant qu’une politique industrielle – les deux sont quand même extrêmement liés –, mieux c’est. Quand on voit la capacité d’innovation ! J’étais à Toulouse l’année dernière pour rencontrer dans le cadre d’un cluster toutes les jeunes start-ups, PME, des gens qui se lancent à 25 ans, 30 ans, et qui sont en train de fabriquer un petit satellite de 150 kg pour des projets européens. Je trouve ça fantastique. Il y a en plus tous ceux qui travaillent sur la captation de données et les applications. Si on peut un, expliquer la politique spatiale, deux, expliquer aux gens que c’est aussi pour eux et pas seulement pour les grandes boites, il faut le faire partout. J’ai vu des initiatives qui se prenaient dans les lycées à Toulouse, à l’université avec des formations qui vont se développer autour du spatial. Je pense que l’avenir du spatial passera par ça : intéresser le plus grand nombre et pas juste réserver le sujet à quelques-uns.

Le Parlement est l’Europe des peuples. Ce n’est pas l’Europe des nations, que l’on retrouve au Conseil. Comme on est élu directement par les citoyens, on doit leur rendre des comptes à eux, et pas aux États-membres. — Christophe Grudler

Comment le secteur spatial français devra-t-il évoluer afin qu’émerge une puissance spatiale européenne ? La coopération européenne est-elle, selon vous, synonyme de déclassement de la France du spatial ?

Si on veut plus d’industrie spatiale française, il faut plus d’Europe, plus de projets européens. Alors effectivement, on ne les aura pas tous. Le potentiel énorme de la France fonctionnera dans un cadre mondial parce que nos entreprises doivent pouvoir répondre à des appels d’offre émanant d’Américains ou de Chinois, s’ils ouvrent un peu leur marché. Plus on produit, et plus on est capable de produire. Je vais vous donner un petit contre-exemple avec le domaine du nucléaire. Dans les années 1970-1980, on a produit tellement de cuves que l’on avait des soudeurs spécialisés, qui faisaient des cuves impeccables. Maintenant, lorsque vous regardez le problème de Flamanville, de problèmes de jointures et de soudures sur les cuves, c’est qu’on a perdu les savoir-faire. Les plus anciens sont partis en retraite et il y a une panne de savoir-faire chez les plus jeunes. C’est ce qui ne doit pas arriver au spatial. Pour que cela n’arrive pas, il faut des projets européens ou mondiaux. Il faut cette volonté de développer des satellites, de structurer l’espace pour qu’il n’y ait pas de collision, qu’on sache récupérer les satellites ou qu’on recrée une nouvelle station spatiale internationale. Il faut que cela fourmille de projets. La France a des savoir-faire historiques. Elle perdra peut-être quelques fabrications de satellites qui seront peut-être faits par les Allemands ou d’autres. Ce n’est pas grave puisqu’on aura parallèlement récupéré d’autres marchés. Il vaut mieux un marché spatial en croissance, avec des acteurs privés et publics et de l’argent public.

Si on veut plus d’industrie spatiale française, il faut plus d’Europe, plus de projets européens. — Christophe Grudler

Je suis très content que le plan de relance français prévoit €515 millions pour le spatial. On a de l’argent public qui doit absolument abonder nos entreprises privées. C’est la condition de notre réussite parce qu’en Chine, c’est tout l’argent public qui fait, et aux États-Unis, c’est tout l’argent public qui fait. Ne vous laissez pas endormir par ce qui se raconte. SpaceX est dopé de financements publics. C’est à cette condition là qu’ils peuvent présenter une façade de privé. S’il n’y a pas un soutien européen et national à nos industries spatiales, il n’y aura pas d’avenir pour nos industries spatiales. Historiquement, l’Europe et les États ont fait des économies parce qu’ils étaient très forts en satellites géostationnaires de télécommunications. C’étaient des opérateurs privés qui commandaient des satellites. On s’est dit que le privé financerait le spatial et l’on s’est reposé là-dessus en faisant très peu d’effort au niveau national. Ça a marché un temps mais maintenant que les satellites géostationnaires à 36 000 km de la Terre sont moins pertinents, les débouchés se ferment pour nos entreprises. S’il n’y a pas d’argent public pour relancer de nouveaux projets, on va se scléroser. L’enjeu important est de toujours maintenir à très haut niveau les investissements publics, dans le civil ou le militaire. En France, on montre bien l’exemple de ce côté-là, notamment avec la stratégie spatiale de défense. Public et privé doivent avancer main dans la main. Je pense que c’est à ce prix là qu’on pourra avoir un beau développement, tant dans le national qu’au niveau européen.

Quel est le plus grand succès de l’Europe du spatial et pourquoi ? L’Europe peut -elle espérer d’autres succès à venir ?

Il y a pour moi deux grands succès. Galileo et Copernicus. En géolocalisation et en observation, on a montré que l’on avait des savoir-faire et qu’on pouvait avoir les deux meilleurs systèmes mondiaux, procurant des données de très grande précision. Maintenant, il faut qu’on innove pour trouver quelque chose de nouveau. Je vous ai parlé du projet de constellation qui pourrait être une très grande fierté. Peut-être que pour le monde d’après-demain, ce sera l’exploration. La première femme à poser le pied sur Mars. Cela pourrait être quelque chose de très beau. Une très belle image qui continuera de faire rêver, parce que je crois que le propre de l’espace, c’est ça. Il faut certes être technique, certes être politique, certes avoir les pieds sur Terre, mais aussi un peu la tête dans les étoiles pour rêver.

 

Entretien conduit par Bastien Girard, VP – Expert des questions spatiales Européennes et Internationales à 3i3s.