Dominique STRAUSS-KHAN : « Le monde du satellite entre volonté politique et efficacité économique »

Le 10 Janvier 2007

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Président de 3i3s Général Daniel GAVOT ,Monsieur le Ministre Dominique STRAUSS–KHAN, Philippe BOISSAT Secrétaire Général de 3i3s.

Texte du Président de 3i3s:

L’Espace entre volonté de l’Etat et efficacité économique

Texte de la rencontre de 3i3s avec Dominique Strauss-Kahn, le 10 janvier 2007.

Monsieur le Ministre,

Nous sommes très heureux de vous recevoir parmi nous.

Vous êtes ici entourés d’entrepreneurs ou de dirigeants du secteur des services par satellites, mais aussi industriels fabricants de satellites ou d’équipements satellitaires.

Ils ont placé au centre de leurs préoccupations la croissance économique de leur entreprise.

Leurs activités liées principalement aux  télécommunications par satellite en font un rouage important du système économique. Avec notre Institut 3i3s, ils pensent que l’espace est un enjeu économique majeur de notre temps. Ils pensent aussi que c’est aussi un enjeu majeur pour l’Europe.

Alors que la position de l’Etat, hors de son carré régalien, est vivement contestée, votre présence Monsieur le Ministre nous motive pour vous exposer avec conviction l’importance que nous attribuons au rôle des Etats dans la gestion stratégique du secteur de l’espace.

L’industrie spatiale constitue un secteur particulier de l’économie qui semble encore échapper au sens le plus strict aux règles capitalistes. Nourri initialement de financements publics, ce secteur a progressivement perdu de son intérêt de la part des Etats.

Nous ne souhaitons pas ici de débattre sur la pertinence de l’intervention de l’Etat dans la sphère économique. Mais nous sommes persuadés qu’un rôle astucieux des Etats, en particulier des Etas européens en ce qui nous concerne, peut favoriser ce qui est l’essence de notre institut : le développement des applications spatiales au service des individus.

Pour commencer, nous voudrions tracer brièvement un tableau de ce qui caractérise les facteurs de performance économique dans ce domaine.

A l’échelle de l’Europe, l’efficacité économique de la chaîne de valeur de l’industrie spatiale pourrait se comprendre comme la composition de trois grandeurs :

  • Premièrement, la mesure de la valeur ajoutée apportée à la population par la mise en place d’infrastructures satellitaires, que ce soit à travers l’investissement des Etats ou à travers des financements privés,
  • Ensuite, la mesure de l’efficacité des contributions nationales en matière de R&D sous la forme de gains de productivité,
  • Enfin, la mesure de l’apport du domaine spatial à l’exercice des fonctions régaliennes des Etats, en particulier en matière de sécurité. Principalement centré sur les problématiques de défense, ce sujet ne sera pas traité mais notons toutefois notre regret de voir que les réseaux de satellites utiles aux écoutes ou aux télécommunications en temps de crise ne font pas le poids face au Charles de Gaulle, au Rafale et au char Leclerc.

Si l’on se penche tout d’abord sur le premier point, le début des années quatre-vingt-dix marque le véritable tournant de l’industrie spatiale en Europe et dans le monde. En Europe, les discours autour des programmes industriels spatiaux comme Spot, la famille de satellites d’observation de la Terre du CNES et le lanceur Ariane, changent de direction : ces programmes, justifiés tout d’abord par des impératifs stratégiques se métamorphosent en outils commerciaux. On pense déjà à l’époque rapprocher le satellite du citoyen, ce satellite pouvant nous dire quel temps va-t-il faire,  photographier ce qui se passe sur Terre, transporter les communications d’un point à un autre, nous informer sur notre position en tout point de la planète ou encore nous renseigner sur notre cap.

Même s’il n’existait véritablement à cette époque aucune infrastructure de télécommunications civile, publique ou privée, permettant de véhiculer les données à haut débit dans les foyers, et même si Internet n’était pas encore ouvert, on pensait déjà au phénomène de déréglementation : par la mise en concurrence des acteurs historiques privatisés et l’émergence de nouvelles entreprises, de nombreux projets verront le jour. On parlera alors de constellations avec des centaines de satellites à lancer.

Les pouvoirs publics pensaient aussi à l’époque que, comme Airbus, l’équilibre financier des grands donneurs d’ordre justifiait les investissements publics lourds : le secteur était prêt, croyait-on, à se jeter dans le bain de la concurrence internationale.

Tout cet enthousiasme a fait long feu. Les faits aujourd’hui contredisent l’optimisme de la décennie passée : l’industrie spatiale européenne, source d’emplois fortement qualifiés (environ 80% d’ingénieurs), voit ses effectifs en baisse continuelle, passant de 35 000 en 2001 à 28 000 l’an passé, et un chiffre d’affaires graduellement affaibli de presque six milliards d’euros en 2001 à un peu plus de quatre milliards aujourd’hui.

L’examen des chiffres semble montrer que l’équilibre commercial n’ait été en définitive atteint que grâce aux dépenses publiques continues et que les recettes commerciales n’ont jamais compensées véritablement les investissements initiaux, majoritairement publics.

Par ailleurs, à l’extrémité de la chaîne de cette industrie, un marché concurrentiel a pu naître par création d’usages de niche, mais qui se sont trouvés en concurrence frontale avec d’autres technologies (la fibre ou l’ADSL par exemple). Vu comme une commodité, le satellite est dans son emploi souvent plus cher que ses technologies concurrentes, principalement pour deux raisons : des satellites coûteux, donc des infrastructures lourdes à amortir pour les opérateurs, et l’usage d’une ressource inépuisable mais rare d’un point de vue de sa disponibilité topologique : le spectre fréquentiel. Les opérateurs européens bénéficient donc, en plus d’une forte barrière d’entrée, d’un effet considérable de rareté de la ressource : la fair value d’un satellite de télécommunications tout neuf sur son orbite est de cinq à six fois plus élevée que l’investissement privé nécessaire pour l’acquérir.

Seule la télévision directe, liaison unidirectionnelle, pour laquelle les investissements sont semblables que l’on ait un million d’abonnés ou dix millions, a pu satisfaire un besoin croissant à des prix relativement modiques pour le consommateur.

Dans chaque foyer, chaque entreprise, on a pu voir s’améliorer ses conditions d’accès aux systèmes de télécommunications, certes à des niveaux de confort différents, lui permettant d’échanger via les réseaux filaires existants : le satellite s’est révélé ne pas être la solution révolutionnaire qu’on aura été en droit d’attendre. Le marché en a décidé autrement.

La démocratisation de l’usage du satellite fait donc face à un lourd enjeu d’efficacité économique des investissements en amont, ainsi que dans l’efficacité des innovations technologiques qui optimiseront l’usage du spectre fréquentiel. La vision des nombreux entrepreneurs dans le domaine des services par satellites se paye cher.

Se paye également cher le maintien de l’excellence technologique des entreprises impliquées dans l’élaboration et le développement des programmes spatiaux, nationaux ou européens. En effet, même si s’offrir une industrie spatiale de pointe n’est pas à la portée de n’importe quel pays, il constitue bien plus qu’un enjeu de prestige, et n’est plus désormais un domaine réservé aux Etats-Unis, aux russes et aux européens : les chinois, les indiens et les brésiliens probablement bientôt sont en mesure de proposer leurs technologies permettant de créer une concurrence directement dans l’espace avec une offre de satellites moins coûteux, sans doute temporairement moins robustes mais remplissant convenablement leur mission. En conséquence, cette concurrence, déjà dure, complique l’amortissement des coûts de développement des technologies pour l’industriel et pénalise sa capacité à offrir des technologies satellitaires plus fiables à prix compétitif. On ne parlera même pas de l’effet dévastateur d’un euro fort face au dollar américain…

Aussi, on lit ça et là que la politique spatiale a rempli sa mission d’un point de vue économique, par analogie à l’économie de l’armement, où l’effort public est considéré comme rentable dés que le niveau de ses ventes à l’export est équivalent au montant des fonds publics injectés.

Non, l’industrie spatiale ne bénéficie ni du volume, ni de facteurs différenciant du point de vue de l’usage de ses technologies. Il n’y aura de victoire que lorsque nous constaterons le développement d’usages nouveaux et pratiques du satellite dans la vie de tous les jours. Il n’y aura aussi de victoire que le jour où nous constaterons des services distribués par des sociétés innovantes ayant un accès aux ressources satellitaires à un prix de marché modéré.

En conséquence, nous partageons avec l’Europe notre enthousiasme à l’arrivée Galileo. Toutefois, nous considérons qu’un financement public intégral s’impose – une belle illustration de ce qu’Adam Smith voyait dans le financement direct de l’infrastructure publique par l’Etat –. Seule cette condition va garantir la création de valeur en encourageant les jeunes initiatives privées et indépendantes à utiliser librement et gratuitement les ressources nouvelles offertes par cette infrastructure.

Est-ce nécessaire de préciser que du côté de la recherche, les financements publics n’ont pas vocation à être profitable d’un point de vue comptable.

Dans un contexte où les dispositions portées à l’Agenda de Lisbonne en 2000 ont conduit à un échec patent de l’Europe en matière de recherche, le soutien à la science spatiale reste timide.

Certes, l’Agence pour l’Innovation Industrielle a parrainé la société Alcatel Mobile Broadcast pour son projet de télévision sur les téléphones mobiles par satellite avec l’octroi d’une somme de 38M€. A-t-elle financé de plus petits projets moins visibles ? Non.

Dans le même temps, Aerospace Valley, le pôle de compétitivité du grand sud-ouest dédié à l’aéronautique et au spatial a été l’un des grands projets récompensé par le gouvernement français, mais nous constatons aussi  que le Haut conseil de la science et de la technologie, inaugurée par le Président de la République Jacques Chirac le 25 septembre 2006, ne comporte aucun scientifique de l’espace : sans doute l’espace est-il encore considéré comme encore trop abstrait pour les élites gouvernementales.

Aussi, tout en ignorant l’angle purement politique qui consiste à entretenir le prestige de nos laboratoires nationaux et un « patriotisme économique » finalement très ciblé, interrogeons-nous en quoi les efforts de l’Etat en matière de R&D peuvent générer des gains de productivité pour l’industrie et de la valeur ajoutée pour les individus en général.

Evoquons tout d’abord les résultats remarquables obtenus pour la recherche spatiale française et européenne avec des programmes comme ISO ou encore XMM, et parfois même lors de programmes entre égaux avec la NASA comme le programme Casini-Huygens qui a vu se poser une sonde sur une lune de Saturne. Tous ces programmes scientifiques, portés et réalisés par des individus exceptionnels, au CNES ou encore à l’Agence spatiale européenne n’ont pas d’immédiate retombée dans l’amélioration du bien être des individus sur Terre.

D’autres initiatives, à la frontière de la recherche et des applications, naissent des programmes européens comme GMES, qui est un programme qui vise à développer la connaissance des climats et des océans. La complexité et la variété des missions renvoient cependant dans le public une image assez floue sur la capacité réelle de ce programme a apporter du concret aux citoyens.

Enfin, nous avons tous beaucoup attendu des vols habités. Demeure une frustration : à quoi cela sert-il ? Malgré les exploits extraordinaires de nos spationautes, aucune application n’est venue concrétiser l’exploit renouvelé de ces hommes et ces femmes placées dans des situations exceptionnelles. Tout juste ces exploits sont-ils perçus par le public en état d’indigestion d’images médiatiques sensationnelles.

Globalement, 3i3s s’interroge sur la manière dont est ciblée l’effort en recherche et développement de notre agence nationale, le CNES, soit 144 M€, ce qui représente au passage 7% de son budget annuel si on le considère sur la période 1995 – 2002, mais aussi 1,7% de l’effort national, qui est de 8,7 bn€ en 2002. N’est-il pas possible de placer les préoccupations de l’usage pratique et direct des technologies spatiales ?

Malheureusement, les efforts en R&D consacrés à ce secteur ont peu apporté à la vie de tous les jours. Tournées principalement vers la performance dans le domaine de la physique et de la biologie en milieu spatial, ces dépenses ont drainé trop peu d’applications concrètes pour nous terriens.

Même si des efforts notables en matière de transfert de technologies sont menés, en particulier par l’ESA, ils restent trop faibles pour que les résultats soient significatifs et rapprochent l’individu de l’espace.

Vous l’avez compris, 3i3s milite donc pour une orientation toujours plus utile des financements en R&D en vue de contribuer, directement ou indirectement, au progrès économique de chaque citoyen, européen ou au-delà.

En guise de conclusion, que pourraient souhaiter les membres de 3i3s du politique en matière d’efficacité économique ?

Principalement quatre souhaits :

  • Favoriser le développement innovant de nos start-ups appelées encore gazelles, à travers un dispositif leur offrant un meilleur accès aux commandes publiques, par analogie au Small Business Act américain. Cette décision, qui comporterait des écueils juridiques au niveau européen, et appelée de leurs vœux par de nombreuses organisations – parmi elles le Comité Richelieu, le Centre des Jeunes Dirigeants – doit être défendue par nos politiques,
  • Un régime fiscal favorable aux entrepreneurs, aussi bien du point de vue des charges sociales, mais aussi des risques pris sur la défiscalisation intégrales de leurs investissements. Rappelons qu’à population comparable, le Royaume-Uni draine 10 bn€ vers ses gazelles contre 1,5 bn€ en France. Qu’on ne nous dise pas que la France n’a plus de projets,
  • Un arbitrage en faveur d’infrastructures financées intégralement par la sphère publique afin de sauver Galileo et de permettre le développement efficace d’applications relatives au positionnement et à la navigation,
  • Un véritable programme national de développement d’applications par satellites et un transfert de technologie par notre agence nationale, le CNES, qui nécessite un véritable financement de technologues et de chefs d’entreprise qui seuls savent transformer la connaissance en valeur.

Aussi, nous sommes convaincu qu’entre volonté politique et efficacité économique existe une relation de causalité qui ne peut être ignorée : le maintien d’un fort niveau de recherche et développement, le ciblage des investissements publics dans des infrastructures et la protection incitative des jeunes sociétés de services par satellites sont les garanties d’un accès à moindre coût à des solutions satellitaires offrant de véritables services aux entreprises et aux citoyens.

Monsieur le Ministre, l’occasion m’est donnée de vous adresser nos remerciements pour votre attention, et vous adresse la première question : quelle est votre position sur ce quatuor de propositions ?

Général Daniel GAVOTY.